ANTHOLOGIE SUBJECTIVE oeuvre de CHARLES JULIET | 28.08.2024 | MES CHEMINS | Entretiens avec Francesca PIOLOT| ARLEA | Octobre 1995
28/08/2024
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F.P Est-ce que cette honte d’être écrivain que vous avez trimballée si longtemps ne pourrait pas resurgir un peu ?
C.J Plus maintenant.
F.P N’était-elle pas due au fait que vous aviez l’impression que ce n’était pas une chose utile, alors qu’on vous avait élevé, éduqué dans cette idée qu’il fallait être utile ?
Vous commencez par faire médecine.
C.J Il y avait un tas de choses qui entraient en ligne de compte, dont il est difficile de parler. Je crois qu’une aventure ne peut pas se passer autrement, sans les difficultés du départ, qu’elles soient d’origine externe ou interne. C’est inévitable. Avant de se trouver, avant d’avoir de bonnes fondations, avant qu’on se soit créé les bons outils, il faut du temps, il faut échouer, il faut se chercher.
F.P Ces thèmes dont vous parlez : l’errance intérieure, la difficulté de vivre, la fatalité de l’échec…
C.J Tout ça, c’était vraiment au départ. Maintenant, je m’en sens très loin.
F.P La mère ? Près ou loin ?
C.J La mère, oui, elle est toujours présente.
F.P La nostalgie d’un état où prendrait fin la frustration ontologique ? Loin, près ?
C.J La nostalgie me constitue, elle est très présente.
F.P La vénération pour les femmes ?
C.J Oui. Parfois, on se moque un peu de moi parce que je suis porté à idéaliser la femme, mais c’est ainsi.
F.P La merveille de la rencontre, de la fusion ?
C.J Surtout de la rencontre. La fusion, c’est plus difficile. Je crois que la rencontre, c’est ce qui peut arriver de plus beau dans une vie. Par chance , grâce à l’écriture, il m’a été donné d’en vivre de très belles.
F.P Les instants d’avidité, de délabrement et d’exultation ?
C.J Le délabrement, encore une fois, existait dans les premières années. Maintenant, je ne connais plus ces états-là, c’est certain.
F.P On vous voit rarement faire des pieds-de-nez ou des facéties. Si, une fois, quand vous envoyez un livre à Beckett avec un poème zen sur la barbichette du maître. Mais on vous voit écrire des poèmes d’amour. Et c’est ce qu’il y a de plus difficile.
C.J C’est très difficile parce que dès qu’on veut écrire sur l’amour, ce sont les mots les plus éculés qui viennent, les plus galvaudés. Comment trouver des mots neufs mais qui demeurent simples, qui soient directs et intenses ? C’est ça, la grande difficulté : faire passer une émotion sans la déformer et sans recourir à des enjolivements, des mots superfétatoires. Moi je ne peux aimer que les choses qui ont un côté naturel, simple, je suis ainsi. Dès qu’une chose n’est plus simple, elle ne me convient pas.
F.P Ces poèmes, vous avez dit que vous les écriviez en marchant. Très souvent, ils s’imposent à vous, comme ça, dans le rythme de la marche. Puis la nuit.
C.J Parfois, je suis réveillé par un poème qui est là, et qui se parle en moi. Dès lors, je n’ai plus qu’à le transcrire sur le papier. Pour la prose, il en va très différemment, il faut aller la chercher, l’accouchement est difficile, c’est plus complexe, plus long. Il faut travailler davantage. Un poème, très souvent, m’est donné en quelques secondes.
F.P « L’Année de l’éveil », c’est un livre qui a été difficile à produire ? Il a été élu par les femmes, il a eu le prix des lectrices de « Elle ».
C.J En fait, c’était le premier livre que j’écrivais. Les autres le « Journal », les poèmes, les petites études sur les peintres, c’étaient des textes courts, qui se sont écrits sans que je m’en rende compte ; au fur et à mesure que le temps passait. Mais « L’Année de l’éveil », il m’a fallu l’écrire jour après jour. Il y a même eu une longue coupure et j’ai failli ne pas pouvoir le reprendre.
F.P C’était dur de se replonger dans ces choses sans se laisser entraîner ?
C.J Mon tout premier livre – qui n’est jamais paru -portait déjà sur cette époque. Mais lorsque je l’ai écrit, j’étais encore plein de ressentiment, de violence et aussi de révolte. C’était un livre manqué. Pour « L’Année de l’éveil », j’avais enfin ce détachement qui me permettait de dire les choses avec sérénité. Il y a une grande différence entre dire, comme cela, parce qu’on traduit simplement quelque chose avec des mots à peu près adéquats, et cette écriture à laquelle je pense, et qui voudrait restituer avec son poids, sa texture… ce qui se présente à l’expression.
F.P Donc, vous recommencez la même page tout le temps, patiemment, infiniment.
C.J Jusqu’au découragement. Parfois je recopie jusqu’à huit, dix fois une page parce qu’elle est tellement illisible que ne m’y reconnais plus. A mesure que je corrige, elle redevient illisible, et je la recopie encore, mot à mot. Ça peut paraître un travail un peu insensé mais je ne peux pas faire autrement.
F.P Vous lisez à haute voix ?
C.J Je parle mentalement tout ce que j’écris. Je ne lis pas à haute voix, mais en moi. Tout est parlé. D’autre part n je n’ai aucun effort à faire pour retrouver le rythme parc qu’il est en moi. Les mots viennent tout naturellement, portés par ce rythme. Je n’ai pas à le rechercher. Je suis très soucieux de la musicalité, je recherche parfois des assonances, des allitérations… C’est vrai que pour moi, un poème, c’est quelque chose de bref, et si on ne l’enrichit pas au niveau de la forme, d’une manière très discrète, il risque de paraître pauvre.
F.P Le poème est proche de l’ascèse que vous vous imposez ?
C.J C’est vrai, j’aime bien écrire des poèmes. Mais maintenant, il ne m’en vient plus.
F.P Ça vous a changé tous ces lecteurs ?
C.J Ça ne m’a pas changé. C’est un peu ma vie qui a changé. Je suis moins dans l’ennui, moins dans la solitude, et par là même, je perds beaucoup parce qu’il est évident que cette voix intérieure ne fait entendre son murmure que lorsqu’on est dans le silence, lorsqu’on est attentif à ce qui se passe en soi. Cette nécessité de la solitude, tous les mystiques en dissertent à n’n plus finir : la voix ne parle que dans ces conditions.
F.P Vous pourriez vous laisser entraîner par les mots ? Pourquoi toujours essayer, comme ça, de les contenir, de les restreindre, de les appauvrir ?
C.J Ce n’est pas moi qui veux. C’est une nécessité en moi. J’ai toujours le sentiment qu’il est facile de mentir avec les mots, de se laisser aller, de partir dans une belle phrase. Une fois, justement, une réflexion de Nathalie Sarraute m’a beaucoup frappé - j’ai conservé tous ses interviews ; elle dit quelque part en se moquant : « Oh, ça aurait été une phrase d’écrivain. Ça m’a donné à penser.
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CHARLES JULIET, MES CHEMINS,
Entretien avec FRANCESCA PIOLOT,
Arléa,1995 p.66-71
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